Slowing down the city / ralentir la ville

by / par Gilles Clément

http://www.gillesclement.com/art-368-tit-Ralentir-la-ville-un-espace-temps-recyclable-                                         (You can find the english version on this link)

 

Pour le colloque « Ralentir la ville » du 30 janvier 2010

Un espace-temps recyclable

Ralentir c’est donner à l’étirement du temps et de l’espace une valeur supérieure à toute autre valeur acquise par la contraction de l’espace et du temps.

La valeur de cet étirement n’est pas perceptible par tous. La réduction du temps des transports, la succession rapide des images, l’absence de silence qui les sépare, le découpage « cut » des scénarios, la bousculade des mots et leur enchaînement obligatoire dans toute émission radiophonique, l’inacceptable « blanc » dans le discours d’un présentateur, l’immédiateté des transmissions des messages sur le Net : tout concourt à l’impatience et à l’intolérance de l’attente. La lenteur, assimilée à une perte de temps, fait l’objet d’une stigmatisation précise dans toute entreprise où l’efficacité du travail se trouve confondue avec la pleine occupation du temps. Celui qui rêve fait perdre de l’argent … Entre Limoges et Clermont-Ferrand un train réduit à une seule voiture parcourt le trajet sur une voie unique et constante. Il traverse en grande lenteur d’admirables paysages où les forêts s’ouvrent sur des tourbières rousses, où les fonds de reliefs, creusés de multiples ruisseaux, acquièrent avec le temps un équilibre sauvage et un air de « résistance ». J’observais les passagers. Aucun ne regardait le paysage. Les plus actifs « travaillaient » à leur écran d’ordinateur, d’autres prenaient des notes d’un air fébrile et pénétré d’urgence, d’autres lisaient. Certains regardaient un film vidéo, d’autres s’activaient sur le clavier du « téléphone à tout faire », les plus indifférents.les plus fatigués- dormaient ou faisaient semblant. Tous tuaient le temps.

Ainsi la lenteur se trouve-t-elle assimilée à un surplus de temps qu’il faut à tout prix éliminer. On ne sait que faire de ces pages de l’emploi du temps où rien ne se trouve inscrit. Comment va-t-on occuper les vacances ? Angoisse de la vacance, vacance de l’esprit. Le vide : impossible perspective. Quant au temps gagné par l’accélération des transports, la vitesse des échanges et des communications, on ne sait rien en faire d’autre que l’investir immédiatement dans une activité saturante donc rassurante. L’industrie du loisir a bien saisi les opportunités du temps libre. Le temps gagné ici sert à tuer le temps ailleurs.

Peut-on transposer à l’espace ce que l’on dit du temps ? Est-on en mesure de ralentir ou d’accélérer l’espace ? Dilater ou contracter l’espace –en modifier la valeur subjective- revient-il à en accélérer ou à en ralentir la perception ? Dans un champ de réflexion où l’espace et le temps agissent à la fois objectivement et subjectivement que signifie ralentir la ville ?

Pour les métiers de l’espace –ceux que pratiquent les urbanistes, architectes, paysagistes, artistes- les techniques d’accélération ou de ralentissement des perspectives sont bien connues. Placés à la même distance de celui qui regarde, un objet sombre et un objet clair d’égal volume et de forme identique ne seront pas perçus de façon équivalente. L’objet clair, optiquement dilaté, semblera plus proche que l’objet sombre, optiquement contracté. L’accès à l’objet clair semblera donc plus immédiat. Une perspective directe bordée de murs de même hauteur semblera plus courte qu’une perspective d’égale longueur bordée d’éléments hétérogènes car l’accès aux limites du champ de vision est immédiat. Une perspective est d’autant plus ralentie que le regard y voyage plus longuement. Un jardin semble d’autant plus grand que le nombre d’évènements y est plus élevé, le sentiment de voyage plus étrange, le temps de l’étonnement plus longuement suspendu.

L’écriture subjective de l’espace s’apparente au trompe l’œil, à l’illusion d’optique, au théâtre. Ralentir objectivement, c’est-à-dire diminuer de façon mesurable les vitesses –toutes les vitesses- suppose d’avoir assimilé les conséquences du ralentissement à un avantage de société.

Ralentir la ville implique de trouver un bénéfice à la longueur des trajets, à la lenteur du développement urbain, à l’usage d’un espace non dédié à la rentabilité mais à d’autres valeurs que la ville trépidante, efficace et performante ne parvient pas à développer.

Ralentir la ville c’est procéder à une inversion des valeurs qui orientent les mécanismes de consommation actuels et dynamisent l’économie marchande. L’une des composantes fortes de cette économie concerne l’obsolescence quasi instantanée des objets de consommation. Il faut rapidement jeter pour acheter neuf, fragile et jetable, et ainsi à l’infini. L’économie du court terme s’appuie sur une accélération toujours croissante des pulsions d’achats. Parallèlement l’accélération des mouvements achats-ventes conduit à une frénésie d’échanges boursiers correspondant à des transactions-flash. Ainsi l’accélération fait-elle partie d’une économie productiviste dont l’ultime étape –le déchet- faute de pouvoir s’inscrire dans une fonction marchande,                                                             - encombre et disqualifie l’espace réel lorsqu’il s’agit du territoire physique,                                                                            - encombre et disqualifie l’espace virtuel lorsqu’il s’agit du territoire mental.

Dans tous les cas la pollution accumulée empoisonne le jardin planétaire tandis qu’elle noie le cerveau des spéculateurs financiers dans une marée fictive de produits toxiques. Cependant les liens étroits qui unissent le monde réel et le monde virtuel montrent bien comment ce dernier –celui des spéculateurs et du jeu- oriente l’ensemble au seul nom d’une course au profit.

Ralentir la ville devrait coïncider avec un désencombrement de l’espace (réel et virtuel) pollué pour faire place à un espace mais aussi à un temps dont l’usage ne produirait aucun déchet autre que recyclable.

User d’un espace-temps recyclable c’est interroger quotidiennement la finitude planétaire ou, du moins, agir en ayant conscience de cette finitude tant écologique que spatiale. A ma connaissance seules quelques très rares civilisations, au nomadisme lent, ont su évoluer dans un espace-temps recyclable sans altérer la peau de la Terre. Je pense aux Pygmées africains, aux Aborigènes australiens, à quelques peuplades indiennes d’Amérique …Ces peuples n’ont jamais eu à ralentir la ville, n’ont jamais eu de villes, jamais de bases concrètes gagnées par le développement, l’obésité et la prolifération des tissus, pathologie de croissance irraisonnée, cancers … Que serait un espace-temps recyclable pour une population terrienne installée dans les mégalopoles vers le milieu du XXIème siècle alors que le nombre d’habitants approche 9 milliards ?

Le fait que l’on ne puisse se développer spatialement à l’infini (finitude spatiale de la planète) oblige à concevoir la décroissance matérielle comme un passage obligé de l’évolution des sociétés humaines. L’occupation spatiale des objets de consommation courante fait partie des calculs de la décroissance . Les nanotechnologies –dans leur meilleur usage- permettent d’atteindre la plus faible occupation spatiale pour le plus utile service rendu. Cependant les technologies les plus fines et les plus avancées ne parviennent pas à conjurer cette immense et prolifique oblitération planétaire : l’architecture.

La prolifération architecturale et son ordonnancement –l’urbanisme- jouissent d’un prestige absolu dans un monde assujetti au principe économique selon lequel « lorsque le bâtiment va, tout va ». Un jardinier penserait plutôt : « quand le jardin va, tout va », puisqu’il faut nourrir le monde avant même de le loger. Cependant la civilisation qui prône du bâti pour vivre et qui fait des architectes les maîtres de l’espace ne parvient pas à loger le monde ni à le nourrir. L’accroissement démographique –sujet tabou- s’accompagne d’un accroissement proportionnellement plus fort et plus inquiétant des mal logés et des mal nourris.

Se rendre adéquat aux limites de la planète c’est –obligatoirement- décroître démographiquement. Même en admettant, comme le dit Jean Ziegler, rapporteur à la FAO, que cette planète pourrait nourrir deux fois plus d’habitants qu’elle en compte aujourd’hui en ayant converti l’agriculture traditionnelle en agriculture biologique (ce qui est possible), la question du territoire non extensible contraint d’envisager la décroissance –ou la stabilisation- démographique. Or l’économie mondiale fonctionne exclusivement sur le principe d’un accroissement de la consommation pour lequel le nombre de consommateurs est un atout aussi puissant que la répétition accélérée des actes de consommation liée à l’obsolescence des produits.

Ralentir la ville, penser au futur non-oblitérant de la planète, c’est envisager en même temps une économie et une démographie nouvelles.

Les théoriciens mais aussi les praticiens de l’alter-mondialisme ont envisagé et (parfois) mis en place des expériences démontrant la validité de nouvelles économies et de nouvelles pratiques. Le mouvement Slow Food illustre un autre rapport au temps et à l’exigence qualitative des produits. Les AMAP correspondent à un modèle économique de production et de distribution locales shuntant la grande distribution responsable du coût écologique exorbitant de tout produit transporté. Mais en dépit de la conscience que chacun peut avoir du problème démographique, personne ne désire avancer la régulation comme un corollaire du futur équilibre de la planète. Les medias, surchargés de points de vue sur la crise écologique et financière, laissent parler les économistes devenus stars planétaires. Quelques uns, timidement, se hasardent à la question démographique. Certains, dont je partage l’avis, évoquent le nécessaire accroissement du niveau des connaissances. On ne peut imposer la régulation par la violence (cela vaut pour toute régulation), mais on peut espérer la voir s’établir par la prise de conscience de sa nécessité. Ainsi ralentir la ville –décroissance matérielle- se trouve directement associé à l’augmentation du savoir , croissance immatérielle.

Dans la perspective d’une société accordée sur la nécessité de désoblitérer la planète, maintenir et accroître la diversité, requalifier les substrats de vie, inventer un espace-temps recyclable sans amoindrir les capacités inventives du vivant, c’est le modèle du développement global qu’il faut désormais envisager. Celui-ci intègre la décroissance matérielle et la décroissance démographique intimement liées dans leur dynamique. Mais on ne peut concevoir une décroissance assimilable à une perte ou un retour en arrière. Les mécanismes de l’Evolution, pour hésitants qu’ils soient, ne reproduisent pas les schémas anciens. Quelle serait alors la compensation à cet abandon de croissance annonçant les sociétés de demain ?

Ralentir la ville, donner à l’étirement du temps et de l’espace une valeur supérieure à toute autre valeur acquise par la contraction de l’espace et du temps c’est augmenter les capacités à vivre de façon immatérielle, les données matérielles de temps et de l’espace.

Quels moyens pouvons-nous engager pour ouvrir ces nouvelles voies ? nous n’utilisons qu’un huitième de notre cerveau, que faisons-nous des autres parties ?

Nos civilisations, plongées dans le monde séduisant des sciences exactes, orientées par la performance technologique, le désir de maîtrise de la nature, de l’espace et du temps n’ont-elles pas laissé de côté une partie importante des capacités humaines à percevoir l’environnement et à communiquer sans autre medium que celui de l’esprit ? N’ont-elles pas abandonné l’art aux plaisirs éphémères de la provocation pour le livrer aux réseaux marchands, oubliant sa fonction de medium universel ? Ne sont elles pas en train de faire basculer l’espace culturel dans un vulgaire et bêtifiant parc d’attraction ?

De mon point de vue le jardinage planétaire du futur s’appuie sur l’accroissement des connaissances pour gagner en non-intervention. Ce jardinage insuffle chaque fois moins d’énergie contraire à celle de la nature en place pour obtenir mieux ou meilleur.

La ville ralentie –la maison du jardinier- serait bien celle pour laquelle on dépense le moins pour obtenir le plus, dans laquelle on s’agite le moins pour se rencontrer au mieux.

Dans mon gouvernement idéal le premier ministère est celui de la Connaissance. Tous les autres ministères, emboîtés selon le projet politique de la décroissance, s’appuient sur une économie revisitée, sans pouvoir de décision politique, tandis que le poste le plus haut, celui du savoir partagé, oriente les fluctuations de la gouvernance. Celles-ci n’ont rien à voir avec le marché mais avec l’art et la culture, tout ce qui façonne l’histoire de l’humanité, l’immatière et le rêve.

Gilles Clément, 12 décembre 2009

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